CHAPITRE SEIZE

« Quelle est l'étendue des dégâts, Alistair ?

— Ça n'est pas joli, commandant. » Le visage d'Alistair McKeon s'assombrit. « Nous avons perdu missile deux et radar trois, ce qui laisse un trou béant dans nos défenses actives par le travers tribord. Le même missile est allé jusqu'aux impulseurs avant : alpha quatre et bêta huit sont détruits. Le deuxième est arrivé en plein sur la membrure vingt pour finir dans l'infirmerie. Il a détruit les câbles qui régissent laser trois et missile quatre et endommagé la soute à munitions deux. Elle est irréparable, mais laser trois et missile quatre sont reconfigurés pour un contrôle local et nous sommes en train de les repressuriser et de leur connecter de nouveaux faisceaux de câbles. Nous avons perdu trente et une personnes dont le docteur McFee et deux assistants médicaux, et nous avons des blessés. »

Sa voix était déformée par la douleur. Honor hocha la tête, le regard sombre. Malgré cela, ils savaient tous deux que le Troubadour avait eu une chance insolente. La perte de l'un de ses lanceurs avant et d'une soute à munitions avait altéré ses capacités offensives et la destruction du radar trois laissait un trou inquiétant dans ses défenses antimissiles. Pourtant sa puissance de combat était beaucoup moins diminuée qu'elle n'aurait pu l'être. Quant aux pertes, elles auraient pu se révéler bien pires. Le contre-torpilleur était estropié, et jusqu'au remplacement du noyau alpha il ne pourrait pas générer de voile Warshawski avant, mais il demeurait capable de manœuvrer et de combattre.

« Je suis arrivé la bouche en cœur, comme un imbécile, poursuivit amèrement McKeon. Si seulement j'avais activé mes barrières latérales, peut-être que...

— Ce n'est pas votre faute, l'interrompit Honor. Nous n'avions aucune raison de penser que les Graysoniens ouvriraient le feu sur nous, et même dans le cas contraire, imposer un état d'alerte plus élevé relevait de ma responsabilité. »

Les lèvres de McKeon se pincèrent mais il n'en dit pas plus. Honor s'en réjouit. Quels que soient les événements, ils n'avaient pas besoin d'être deux à s'en vouloir pour la même chose.

« Je vous envoie Fritz Montoya dans cinq minutes, reprit-elle quand elle eut la certitude qu'Alistair abandonnait. Nous transférerons vos blessés vers notre infirmerie dès qu'il les aura déclarés stabilisés.

— Merci, commandant. » La voix de McKeon trahissait moins de culpabilité mais certainement pas moins de colère.

« Mais, bon Dieu, pourquoi ont-ils tiré ? » demanda Alice Truman depuis son angle de l'écran, ouvrant des yeux verts ébahis en formulant la question qu'ils se posaient tous. « C'est insensé !

— Je suis d'accord. » Honor se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, le regard dur. Alice avait raison. Même si les négociations avaient complètement échoué, les Graysoniens devaient être devenus fous pour lui tirer dessus. Ils étaient déjà inquiets au sujet des Masadiens, et ils devaient bien se douter que la Flotte allait leur faire payer ce geste.

« Moi aussi, ça me semble insensé, reprit-elle après un instant d'une voix sinistre. Mais pour le moment, cette escadre est sur le pied de guerre. J'entends bien arriver à portée d'attaque de Gray-son et exiger une explication ainsi que le désarmement de leur flotte. J'ai également l'intention de demander à parler à nos représentants sur la planète. S'ils refusent d'accéder à l'une de ces requêtes, ou si notre délégation a souffert en quoi que ce soit, nous attaquerons la flotte graysonienne et la détruirons. Compris ? »

Ses subordonnés hochèrent la tête.

« Capitaine Truman, votre vaisseau prendra la tête de la formation. Capitaine McKeon, je veux que vous restiez à l'arrière. Tenez-vous près de l'Intrépide et reliez votre système de détection au sien pour pallier le trou de votre couverture radar. C'est bien clair ?

— Oui, commandant, répondirent à l'unisson les deux capitaines.

— Alors parfait. On s'y met. »

« Commandant ? Une transmission de Grayson », annonça le lieutenant de vaisseau Metzinger. La tension redoubla sur le pont de l'Intrépide. Cinq minutes à peine s'étaient écoulées depuis l'embuscade et, à moins d'allier la stupidité à la folie, les Graysoniens ne s'attendaient sûrement pas à se sortir de ce mauvais pas grâce à un message qui, compte tenu des délais de transmission, avait été envoyé avant même que leurs vaisseaux n'ouvrent le feu!

Mais Metzinger n'avait pas terminé.

« Ça vient de l'ambassadeur Langtry », ajouta-t-elle. Honor haussa les sourcils.

« De Sir Anthony ?

— Oui, commandant.

— Passez ça sur mon écran. »

Honor sentit une vague de soulagement l'envahir lorsque le visage de Sir Anthony apparut devant elle, car on distinguait clairement derrière lui le mur de son bureau à l'ambassade, et Reginald Houseman se tenait à côté de la chaise de l'ambassadeur. Elle avait craint que tout le personnel diplomatique n'ait été arrêté par les Graysoniens, mais s'ils étaient encore en sûreté dans leur ambassade la situation n'était peut-être pas totalement hors de contrôle, après tout. Alors seulement elle remarqua l'expression sinistre, presque effrayée de l'ambassadeur. Et puis où était l'amiral Courvosier ?

« Capitaine Harrington. » La voix de l'ambassadeur était tendue. « Le central opérationnel de Grayson vient de détecter une empreinte hyper que je suppose — et que j'espère — celle de votre escadre. Soyez avisée que des vaisseaux de guerre masadiens patrouillent le système de Yeltsin. » Honor se raidit. Ces BAL n'auraient donc pas été des navires graysoniens ? Mais, dans ce cas, comment étaient-ils arrivés là et pourquoi avaient-ils... ?

Mais le message préenregistré continuait et les mots que l'ambassadeur prononça ensuite vinrent briser le cours de ses pensées comme un marteau du cristal.

« Considérez tout navire que vous rencontrez comme hostile, capitaine, et sachez qu'il y a au moins deux — je répète, deux —bâtiments de guerre modernes dans l'ordre de bataille masadien. Selon nos estimations, il s'agirait de deux croiseurs, probablement de conception havrienne. » L'ambassadeur déglutit mais c'était un officier naval très décoré et il poursuivit d'un air déterminé. « Personne ne s'est rendu compte que les Masadiens les détenaient et les amiraux Yanakov et Courvosier ont emmené la flotte graysonienne au combat il y a quatre jours. Je... je crains que le Madrigal et l'Austin Grayson ne soient perdus corps et biens, avec les amiraux Courvosier et Yanakov. »

Le sang se retira du visage d'Honor. Non ! L'amiral ne pouvait pas être mort ! Pas lui !

« Nous avons un gros problème ici, capitaine, continuait la voix de Langtry. J'ignore pourquoi ils ont attendu si longtemps, mais rien de ce dont dispose Grayson ne saurait les arrêter. Veuillez m'aviser de vos intentions dès que possible. Langtry, terminé. »

L'écran se vida et elle continua de le regarder fixement, figée dans son fauteuil. C'était un mensonge. Un mensonge cruel et vicieux ! L'amiral était vivant. Il était vivant, bon sang ! Il ne mourrait pas. Il ne pouvait pas mourir : il ne pouvait pas lui faire ça!

Mais l'ambassadeur Langtry n'avait aucune raison de mentir.

Elle ferma les yeux; elle sentait la présence de Nimitz à son épaule et se rappela Courvosier tel qu'elle l'avait quitté. Elle se rappela son visage malicieux et l'étincelle dans ses yeux bleus. Et derrière ces souvenirs tout frais s'en bousculaient d'autres, vingt-sept ans de souvenirs, chacun plus douloureux et plus cruel que le précédent, tandis qu'elle se rendait finalement compte, trop tard, qu'elle ne lui avait jamais dit combien elle l'aimait.

Et sous le sentiment de perte, aiguisant encore sa souffrance, la culpabilité. Elle l'avait lâché. Il aurait voulu qu'elle reste et ne l'avait laissée partir que parce qu'elle insistait, et à cause de l'absence de l'Intrépide, à cause de son absence à elle, il avait emmené un simple contre-torpilleur au combat et en était mort.

C'était sa faute. Elle n'avait pas été là au moment où il avait besoin d'elle... et ça l'avait tué. Elle l'avait tué, aussi sûrement que si elle avait tiré sur lui de sa main.

Le silence enveloppait l'équipage de l'Intrépide tandis que tous les regards se tournaient vers la femme qui occupait le fauteuil de capitaine. Son visage avait une expression abasourdie que même l'attaque surprise des BAL ne lui avait pas donnée et les yeux de son chat sylvestre étaient ternes. Il était tapi sur le dossier de son fauteuil, la queue serrée contre son corps, les oreilles aplaties, et l'on n'entendait que sa douce plainte — une lamentation à vous fendre le cœur — tandis que des larmes silencieuses roulaient sur les joues du capitaine.

« Quels sont les ordres, commandant ? » Andreas Venizelos brisa enfin le silence de l'équipage et plus d'un grimaça lorsque sa voix calme vint déranger le chagrin de leur commandant.

Les narines d'Honor s'évasèrent. Le bruit de sa respiration se fit râpeux et la paume de sa main vint essuyer brutalement, avec colère, son visage humide. Elle se redressa.

— Lieutenant Metzinger, enregistrez pour transmission », ordonna-t-elle d'une voix de fer qu'aucun d'eux n'avait jamais entendue. L'officier des communications déglutit.

« Enregistrement, commandant, répondit-elle doucement.

— Ambassadeur Langtry, reprit Honor de la même voix assassine. Message reçu et compris. Sachez que mon escadre a déjà été attaquée par trois BAL que je suppose maintenant d'origine masadienne; nous les avons détruits. Nous avons souffert des pertes et des avaries mais ma puissance de combat demeure intacte. »

Elle inspira de nouveau, tout en sentant sur elle le regard de ses officiers et de ses matelots.

« Je me dirige vers Grayson à vitesse maximale. Arrivée prévue en orbite dans... (elle vérifia ses relevés d'astrogation) environ quatre heures vingt-huit minutes à partir de maintenant. »

Elle observa le micro et fit la moue. L'acier des forges de la colère fumait dans ses yeux bruns, endurci par le chagrin et la culpabilité; sa voix était plus froide que l'espace.

— En l'absence d'informations plus complètes, il m'est impossible de formuler un plan détaillé, mais vous pouvez informer le gouvernement graysonien de mon intention de défendre ce système en accord avec les apparentes intentions de l'amiral Courvosier. Veuillez me préparer un dossier complet sur la question. J'aurai en particulier besoin d'une évaluation immédiate des capacités militaires restantes de Grayson et d'un officier de liaison assigné à mon escadre. Je vous retrouverai ainsi que le plus haut gradé de Grayson à l'ambassade sous dix minutes après mon entrée en orbite. Harrington, terminé. »

Elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Son visage osseux demeurait inflexible et sa détermination gagna l'équipage présent sur le pont. Ils savaient aussi bien qu'elle que toute la flotte de Grayson, même si elle n'avait subi aucune perte, ne servirait à rien contre l'adversaire qu'elle venait de s'engager à affronter. Il y avait de fortes chances pour que certains d'entre eux meurent, ou certains de leurs amis sur les autres bâtiments de l'escadre, et aucun n'était pressé de mourir. Mais d'autres amis avaient déjà trouvé la mort et eux-mêmes avaient subi une attaque.

Aucun des autres officiers d'Honor n'avait été le protégé de l'amiral Courvosier mais beaucoup l'avaient eu pour professeur, et même pour ceux qui ne l'avaient pas connu personnellement, il était l'un des officiers les plus respectés du service. S'ils pouvaient flanquer une raclée à ceux qui l'avaient tué, il n'y avait pas à hésiter.

— C'est sur la puce, commandant, annonça Metzinger.

— Transmettez. Ensuite vous établirez une nouvelle vidéoconférence avec l'Apollon et le Troubadour. Assurez-vous que les capitaines Truman et McKeon reçoivent copie de la transmission de Sir Anthony et reliez leurs systèmes com. au terminal de ma salle de briefing.

— À vos ordres, commandant », répondit Metzinger tandis qu'Honor se levait. Elle lança un regard à Andreas Venizelos à travers le pont en se dirigeant vers le sas de la salle de briefing.

— Monsieur DuMorne, à vous le quart. Andy, venez avec moi. » Sa voix demeurait dure, son visage figé. Le chagrin et la culpabilité frappaient à la porte de son esprit mais elle refusait de les écouter. Il serait bien temps de faire face à ses scrupules après le massacre.

— À vos ordres, commandant. À moi le quart », répondit calmement le capitaine de corvette DuMorne tandis que le sas s'ouvrait devant Honor.

Elle ne l'entendit pas.

 

Pour L'Honneur de la Reine
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